Dans l'attente d'une fenêtre météo acceptable, le départ sera finalement repoussé de 24h. Cinq nuits dans
une auberge plutôt miteuse après si peu de pédalage nous ont fait bouillir... Nous nous sommes donc élancés sur la route pierreuse qui serpente entre les montagnes, suivant marécages et forêts, en direction de Candelario Mancilla, lot de trois baraques à la pointe sud du lac
Lago d'El Desierto : 40 km sans gros dénivelé, dans le froid brumeux du mont
Fitz Roy (que nous n'aurons jamais vu... existe-t-il vraiment ?!) suivi de douces éclaircies ô combien attendues, dévoilant les sommets enneigés, les rivières cristallines, le vert criard des prairies inondées. Clotilde, j'avais parlé aux poupées à soucis !
Un couple de vieillards a "campinguisé" ses quelques mètres carrés d'herbe plane au pied d'une montagne étincelante. Un ballon d'eau chauffée au feu de bois nous offrira une douche propre à faire oublier un instant les 6°C ambiants.
Deux options pour traverser le lac et rejoindre la frontière chilienne : emprunter un sentier de randonnée de 12 km à travers la forêt de montagne ou monter dans le bateau qui part du "bout du jardin" jusqu'à la pointe nord du lac. La première idée a été testée la veille par deux jeunes cyclotouristes allemands de deux mètres dans la force de l'âge qui ont abandonné après un kilomètre devant la difficulté de l'entreprise (l'hiver s'achève à peine).
Nous embarquerons donc sur le rafiot nos 4 vélos et nos 22 sacoches le 12 novembre à 10 heures du matin, après une "avoinée" roborative et un pliage de tente express.
Débarqués au nord du lac, nous présentons nos passeports au poste argentin pour sortir du territoire et nous attaquons aux 6 km de sente escarpée, en pleine forêt, qui nous séparent du col frontière. L'eau ruisselante a creusé le chemin en tranchée de 50 cm de profondeur, le dénivelé et la boue compliquent l'avancée mais nous nous entraidons pour pousser les vélos chargés, décrocher puis raccrocher maintes et maintes fois les sacoches sur les porte-bagages, progresser mètre par mètre, dans la bonne humeur. Le sous-bois est jonché de beaux arbres morts, blanchis, aux formes biscornues, et tapissé de mousses presque fluorescentes.
A trois reprises, nous franchissons pieds nus un cours d'eau grossi par la fonte des neiges, en faisant la chaîne pour porter montures et bagages. Le passage d'un marécage métamorphosera nos vélos en un tas de boue informe. Laurent, tu ne peux pas imaginer leur état, toi qui les as si longuement préparés !
La piste s'élargit alors en une route de caillasse un peu plus praticable. Une longue descente rocailleuse nous ravit les yeux, après le surnaturel de la forêt détrempée : un lac turquoise aux berges découpées sert de douve aux châteaux forts des montagnes, à perte de vue, sous un ciel tourmenté aux nuages mauves.
Pas le moment d'avoir le souffle coupé... le précipice guette !
Le poste frontière chilien (une des 5 maisons du hameau) sera la dernière étape avant l'installation de la tente dans une prairie déserte, moyennant quelques pesos à une grand-mère édentée qui nous vendra aussi des œufs pour tenir le temps que le ferry pour
Villa O'Higgins ne passe...
Et c'est là que l'histoire se complique. La date de passage de ce fameux ferry a changé trois fois sur le trajet selon les interlocuteurs, sachant qu'il n'y en a qu'un par semaine et que le dernier a été annulé à cause du mauvais temps.
Première journée ensoleillée, idyllique, dans un décor de carte postale, à nettoyer et réparer les vélos devant un lac couleur de lagon où flottent de gros icebergs bleus.
Le ferry doit passer le surlendemain, timing presque parfait.
La nuit suivante, une pluie diluvienne s'abat sans discontinuer sur la tente qui se contorsionne sous les assauts du vent.
Au matin, le réchaud à pétrole fonctionne à plein régime, à l'abri dans une grange que nous n'avons pas quittée depuis.
La prairie s'est transformée en marais, le ruisseau tout proche en rivière et une cascade déboule maintenant des rochers qui nous surplombent.
Rapatriement des sacoches, duvets, matelas et affaires dans la grange. Abandon de la tente à son triste sort, nageant dans 5 cm d'eau.
A 16h, la nouvelle tombe, de la bouche des deux allemands partis pêcher sous le déluge : le ferry est annulé. Peut-être mercredi, peut-être pas, Incertitude. Un couple de cyclo-voyageurs américains qui "campe" à l'embarcadère depuis 10 jours en attendant cet hypothétique navire décide de rebrousser chemin vers El Chalten. Suicidaire à notre avis. Il va nous falloir rationner les vivres, comme eux (ils mangent uniquement le pain et les œufs de la vieille dame depuis 5 jours). A suivre. Avec nos deux Allemands astucieux, on a remis en marche un vieux poêle dans l'abri. On va attendre là, espérer. C'est rude mais on va bien. Il fait 8°C. Il pleut des cordes.
On est au bout du monde.
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